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Comme une envie !

Dernière mise à jour : 19 avr. 2020

SOIGNANTE


Dimanche 12 avril 2020 – 5h30


Il faut vraiment que je change le son de mon réveil. C’est nul cette alerte. En même temps, je ne suis pas sûre d’en trouver une qui me convienne. C’est plutôt d’avoir à me lever qui me pose problème, même si c’est mon choix.


Bon, ce matin il faut que j’avale quelque chose ; un truc sucré. Hier j’ai regretté d’être partie le ventre vide ; du coup j’ai eu un peu de mal à passer le cap des 11h et avant, pas un instant pour m’arrêter. J’ai vu des petites étoiles partout en plein jour.


Doucement la vaisselle ! Faut pas faire de bruit, je ne peux même pas mettre de la musique, tous les autres dorment. Bien au chaud dans leur lit, ils trouveraient bien le moyen de m’engueuler pour les avoir réveillés, les confinés !


Chouette, ma petite voiture. Génial d’avoir 18 ans quand même. Elle n’est pas neuve mais elle est à moi. J’ai bossé pour ça. Tout l’été et les petites vacances agent hospitalier à l’EHPAD : j’aime bien travailler auprès des anciens. D’ailleurs, j’y arrive devant la maison de retraite. Tiens, le soleil se lève… c’est beau !


Toujours sympa de retrouver les collègues au vestiaire. J’en ai un à moi maintenant avec mon nom dessus. Au lycée je dois le partager avec deux copines, mais ici, il n’est que pour moi. C’est peut-être débile mais ça me rend fière. J’ai l’impression que j’existe encore plus avec ce nom sur ce vestiaire.


Ah, les filles ! Ça papote dur malgré les traits tirés. Pour Pâques elles vont manger de l’araignée, des pommes de terre nouvelles, des fraises et du chocolat. Faut dire que les gens du coin s’organisent pour vendre tout ça, ils ont même fait un site pour savoir qui peut livrer ou qu’est-ce qu’il y a d’ouvert. Bah ! La vie continue même avec le virus.


Pour le moment personne n’a posé la question. Enfin, on se la pose tous… Mais dans notre tête. Combien ? Combien y’en aura en moins ce matin ? C’est dingue quand même, c’est seulement après qu’on se demande qui. Peut-être que c’est pour mieux se préparer à encaisser.


L’équipe de nuit est soulagée de nous voir arriver. L’infirmière et les aides-soignantes font les transmissions ; nous aussi entre agents, on se dit le plus important mais on n’a pas accès au logiciel de soins, en fait, on n’est pas vraiment considéré comme des soignants.


J’y crois pas… Madame Couadou !J


e n’aurai pas pensé qu’elle allait partir si vite. Hier encore on parlait de sa dernière petite fille. C’est vrai qu’elle toussait fort et qu’elle n’avait pas mis son rouge à lèvre. En même temps les aides-soignantes actuellement, elles n’ont plus le temps de mettre le rouge à lèvre aux résidentes. De toute façon les personnes âgées sont confinées dans leur chambre toute la journée depuis qu’on a le Covid dans le service. J’aurais dû rester un peu plus longtemps hier avec elle, mais avec toute la décontamination à faire, les poignées de porte, les interrupteurs, les boutons d’ascenseur, les vitres, les poignées des fauteuils, les rampes et quand t’as fini tu recommences, ben on n’a plus de temps de rester avec les résidents. Moi, pourtant, j’aime bien parler avec eux. Souvent ils me disent que je suis leur petit rayon de soleil.


« Les filles faut faire la chambre 311 ! »

C’était monsieur Lefevre en chambre 311. Lui aussi… cette nuit… Je le connaissais moins, je n’aimais pas trop aller dans sa chambre parce que le monsieur Lefèvre avait quand même un peu la main baladeuse et… Bon. Il ne l’aura plus maintenant, après tout ce n’était pas si méchant. Du coup, je pense à mon mec. Il s’appelle Alan. On ne se voit plus c’est nul ; mais heureusement il y a Snapchat. Tiens, je vais l’appeler tout à l’heure si on réussit à faire une pause.


Je crois bien que je suis amoureuse. Quand je me promène avec lui… Quand je me promenais avec lui, je trouvais juste que tout était plus beau autour de moi. Les fleurs, les petits oiseaux… Pfff, je deviens conne ou quoi ? En vrai, il me fait vraiment de l’effet. Et ses mains…. Oups ! j’arrête. En même temps ça me fait du bien de penser à lui pendant que je mets toutes les affaires de Mr Lefèvre dans ce grand sac poubelle. Et lui, y a-t-il quelqu’un qui pense à lui, quelqu’un qui va le regretter, quelqu’un qui aimait ses mains ? Et ce quelqu’un, est-il informé ?


Je ferais mieux de me reconcentrer et penser à bien faire gaffe tout à l’heure quand je vais enlever mon scaphandre anti Covid. Pas si simple de mettre et d’enlever tout cet attirail. Et ce n’est pas le moment de faire une erreur dans l’hygiène parce que je ne tiens pas à me chopper cette saleté de virus, ni à contaminer les autres résidents et encore moins mes parents ! Pour couronner le tout, comme si ça ne suffisait pas qu’on crève de chaud là-dessous, il se met à faire un temps d’été le dimanche de Pâques ! C’est quoi ce monde d’aujourd’hui ?


« Pense à ton avenir ! ». C’est ce que dit mon père pour me motiver à faire mes cours en ligne quand je suis en repos. C’est que l’école continue. A distance mais elle continue. J’ai un peu de mal à faire comprendre à mes profs que je ne peux pas leur rendre leur quiz en ligne, leurs exercices ou leurs devoirs dans les temps. Le bac oui je sais, je passe le bac cette année. Le bac pro ASSP. Je veux rentrer à l’école d’aides-soignantes à la rentrée prochaine. J’espère être prise. Les épreuves du bac ont beau être en contrôle continu, Parcousup lui, c’est du souci continu ! Quelle galère ce truc et pour une fois qu’on a besoin d’eux, les profs ne sont pas là. Ce n’est quand même pas pareil au téléphone ou par mail.


Enfin la pause, je vais appeler Alan.

Oh !! Une hirondelle.


Il reste deux heures à tirer. On a mis moins longtemps à faire le tour des chambres aujourd’hui ; forcément, il y a moins de résidents. Tout à l’heure, j’ai vu l’infirmière coordinatrice pleurer dans la réserve. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse craquer. D’habitude elle assure grave. Ce Covid 19, ce n’est pas seulement une maladie infectieuse, c’est aussi une maladie qui nous casse le moral : y’a plus rien de pareil et surtout pas les autres. Les pleurs de l’infirmière co, je peux comprendre, mais quand je pense que les voisins de Cécile lui ont demandé d’éviter de venir marcher dans la partie de son jardin qui communique avec le-leur, juste parce qu’elle est soignante et qu’elle pourrait les contaminer ! Elle qui cause toujours en est restée sans voix.


Retour aux vestiaires. C’est chouette il fait encore jour. On a perdu personne aujourd’hui mais Mme Rabé a beaucoup de fièvre. Je suis restée un peu avec elle tout à l’heure pour aider Cécile qui l’installait pour la nuit. J’étais dans sa chambre quand elle a réussi à joindre sa fille au téléphone. C’était émouvant parce que c’était peut-être la dernière fois qu’elles se parlaient et elles le savaient.


Je vais mettre la musique à fond dans la voiture. En rentrant à la maison, comme d’habitude je vais filer sous la douche et me changer complètement. Je suis peut-être porteur sain, je veux protéger ma famille. D’ailleurs, fini les bisous.


Après je vais causer au téléphone avec Alan

… Et si c’était moi qui avais contaminé Mme Rabé ?


Avec tout mon respect pour mes élèves qui ont fait ce choix d’aller travailler auprès des anciens pendant le confinement mais aussi pour les autres, qui ont choisi de devenir soignant.

E LG

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